Titre : | Jocaste ; Déjanire ; Cassandre | Type de document : | texte imprimé | Auteurs : | Michèle Fabien, Auteur | Editeur : | Bruxelles : Didascalies | Année de publication : | 1981 | Importance : | 189 pages | Note générale : | Trois femmes
C’est une vérité d'évidence : chaque époque réécrit les mythes, chaque génération — ou peu s'en faut — repense Œdipe, recrée Antigone. Dans ces romans, poèmes ou pièces de théâtre, se donnent à lire des visions datées de l'homme et du monde à travers des schémas narratifs communs à l'ensemble de la culture occidentale. Malgré les distorsions que l'auteur fait subir au récit originel, nous intégrons l’Antigone de Brecht à l'égal des autres versions dramatiques du mythe : nous savons cependant que l'œuvre ne parle pas hors du temps et qu'elle peut s'interpréter à la lumière de problématiques précises — le nazisme, la face guerrière de l'impérialisme...
Le parcours que suit Michèle Fabien avec trois pièces aujourd'hui réunies en volume unique semble répondre à cette description générale. Il se distingue toutefois par le choix des héroïnes que la dramaturge a décidé de mettre en scène. Qui est vraiment Jocaste ? Qu'a-t-elle vécu et senti de cette sanglante fable transmise jusqu'à nous ? Femme, qu'a-t-elle à dire aux hommes et aux femmes ? C'est précisément à la restitution d'une parole que Michèle Fabien s'est livré avec Jocaste, monologue joué pour la première fois en 1981. Le texte apparaît donc rendu à sa nudité première, et c'est la violence qui en émerge d'emblée, pourtant sourde, comme retenue, nourrie de l'effroi de l'abjection davantage que d'un pathos quelconque : « Un homme tend vers moi sa main. Un trou de pourriture à la place de la bouche (...) J'entends le gargouillis de ses viscères empestés. » En réalité, la pièce se vit à rebours. A l'horreur finale et à la peste où se crèvent tous les abcès, à la révélation de l'impensable, fait suite un autre dévoilement, celui de l'Utopie du théâtre qui abolit noms et fonctions pour rendre la vie simplement possible : « Nous n'attendons rien l'un de l'autre sauf d'essayer, pour un temps, de s'empêcher de mourir. » L'espace de quelques lignes s'entrevoit l'inadmissible existence d'Œdipe et de Jocaste « si la Reine de Thèbes décidait de ne pas se tuer ». Au scandale, la Jocaste de Michèle Fabien oppose finalement une sensualité exacerbée : « Mais d'abord, laisse-moi te dire que mes seins sont ceux d'une femme, d'une femme amoureuse, je les prends dans mes mains et les pointes durcissent, je tremble, moi aussi, autant que toi, et tout mon corps se tend... » Cette écriture au plus près des émois du corps traverse également les propos de Déjanire, personnage central d'une pièce éponyme, créée en mai de cette année. L'exergue de Mallarmé reflète bien le mécanisme tragique de l'œuvre lorsqu'elle évoque le « Héros (qui) croit la conscience de soi si parfaite qu'il annule le Hasard, de par sa seule volonté. » Trompée par Héraclès, qu'a séduit la beauté d'Iole, Déjanire est celle qui veut inventer — une autre façon d'aimer, un pacte des sens — pour faire barrage aux cautions que reçoit la mort, pour récuser son apparente fatalité. Mais elle méconnaîtra sa faiblesse même, et l'utopie ne tiendra, à nouveau, que le temps de sa formulation.
Adaptée d'un ouvrage de l'écrivaine allemande Christa Wolf, Cassandre présente une perspective légèrement différente, marquée du sceau du politique. Après la guerre, après la défaite, Cassandre dialogue avec trois autres Troyennes. Ce n'est plus l'heure des prédictions, mais du constat de leur échec. Prêtresse d'Apollon par ambition, Cassandre est une singulière prophétesse, qui ne prédit pas, mais commente le passé. Il est vrai qu'elle ne voit pas. Ou, si elle voit, se tait. Il est vrai que l'on ne fait pas la guerre pour une femme, et qu'il est vain de savoir, quand l'univers alentour est « sourd à tous les arguments qui pouvaient s'opposer à la guerre. » Dans cette pièce où chaque personnage revit les événements par le discours et les éprouve avec une espèce de rigueur glacée, l'écriture ne s'avère pas moins superbe, poétique et crue à la fois. Il ne fallait pas d'autre raison pour publier ces textes dévolus à la scène.
Laurent Robert | Langues : | Français (fre) | Mots-clés : | belgique |
Jocaste ; Déjanire ; Cassandre [texte imprimé] / Michèle Fabien, Auteur . - Bruxelles : Didascalies, 1981 . - 189 pages. Trois femmes
C’est une vérité d'évidence : chaque époque réécrit les mythes, chaque génération — ou peu s'en faut — repense Œdipe, recrée Antigone. Dans ces romans, poèmes ou pièces de théâtre, se donnent à lire des visions datées de l'homme et du monde à travers des schémas narratifs communs à l'ensemble de la culture occidentale. Malgré les distorsions que l'auteur fait subir au récit originel, nous intégrons l’Antigone de Brecht à l'égal des autres versions dramatiques du mythe : nous savons cependant que l'œuvre ne parle pas hors du temps et qu'elle peut s'interpréter à la lumière de problématiques précises — le nazisme, la face guerrière de l'impérialisme...
Le parcours que suit Michèle Fabien avec trois pièces aujourd'hui réunies en volume unique semble répondre à cette description générale. Il se distingue toutefois par le choix des héroïnes que la dramaturge a décidé de mettre en scène. Qui est vraiment Jocaste ? Qu'a-t-elle vécu et senti de cette sanglante fable transmise jusqu'à nous ? Femme, qu'a-t-elle à dire aux hommes et aux femmes ? C'est précisément à la restitution d'une parole que Michèle Fabien s'est livré avec Jocaste, monologue joué pour la première fois en 1981. Le texte apparaît donc rendu à sa nudité première, et c'est la violence qui en émerge d'emblée, pourtant sourde, comme retenue, nourrie de l'effroi de l'abjection davantage que d'un pathos quelconque : « Un homme tend vers moi sa main. Un trou de pourriture à la place de la bouche (...) J'entends le gargouillis de ses viscères empestés. » En réalité, la pièce se vit à rebours. A l'horreur finale et à la peste où se crèvent tous les abcès, à la révélation de l'impensable, fait suite un autre dévoilement, celui de l'Utopie du théâtre qui abolit noms et fonctions pour rendre la vie simplement possible : « Nous n'attendons rien l'un de l'autre sauf d'essayer, pour un temps, de s'empêcher de mourir. » L'espace de quelques lignes s'entrevoit l'inadmissible existence d'Œdipe et de Jocaste « si la Reine de Thèbes décidait de ne pas se tuer ». Au scandale, la Jocaste de Michèle Fabien oppose finalement une sensualité exacerbée : « Mais d'abord, laisse-moi te dire que mes seins sont ceux d'une femme, d'une femme amoureuse, je les prends dans mes mains et les pointes durcissent, je tremble, moi aussi, autant que toi, et tout mon corps se tend... » Cette écriture au plus près des émois du corps traverse également les propos de Déjanire, personnage central d'une pièce éponyme, créée en mai de cette année. L'exergue de Mallarmé reflète bien le mécanisme tragique de l'œuvre lorsqu'elle évoque le « Héros (qui) croit la conscience de soi si parfaite qu'il annule le Hasard, de par sa seule volonté. » Trompée par Héraclès, qu'a séduit la beauté d'Iole, Déjanire est celle qui veut inventer — une autre façon d'aimer, un pacte des sens — pour faire barrage aux cautions que reçoit la mort, pour récuser son apparente fatalité. Mais elle méconnaîtra sa faiblesse même, et l'utopie ne tiendra, à nouveau, que le temps de sa formulation.
Adaptée d'un ouvrage de l'écrivaine allemande Christa Wolf, Cassandre présente une perspective légèrement différente, marquée du sceau du politique. Après la guerre, après la défaite, Cassandre dialogue avec trois autres Troyennes. Ce n'est plus l'heure des prédictions, mais du constat de leur échec. Prêtresse d'Apollon par ambition, Cassandre est une singulière prophétesse, qui ne prédit pas, mais commente le passé. Il est vrai qu'elle ne voit pas. Ou, si elle voit, se tait. Il est vrai que l'on ne fait pas la guerre pour une femme, et qu'il est vain de savoir, quand l'univers alentour est « sourd à tous les arguments qui pouvaient s'opposer à la guerre. » Dans cette pièce où chaque personnage revit les événements par le discours et les éprouve avec une espèce de rigueur glacée, l'écriture ne s'avère pas moins superbe, poétique et crue à la fois. Il ne fallait pas d'autre raison pour publier ces textes dévolus à la scène.
Laurent Robert Langues : Français ( fre) |